
Polémique
La « polémique » de l’écriture inclusive (ÉI) s’est invitée dans mon département. Pourquoi je mets des guillemets? Parce qu’il s’agit d’une tempête dans un verre d’eau. Je ne dis pas que la question n’est pas grave pour ceuzes (forme inclusive qui existe depuis longtemps) qui sont concerné·es, c’est-à-dire les personnes qui souffrent de discrimination ou simplement de la petite haine du quotidien ou de la banale ignorance qui peut blesser par inadvertance. Non, ce l’est surtout parce que ceuzes qui s’y opposent en font tout un plat alors que ce qui est demandé est somme toute bénin, j’y reviendrai en conclusion.
Des collègues ont fourni un argumentaire pour et contre. J’ai donc décidé d’appliquer la méthode scientifique pour tirer mes propres conclusions — nous sommes un département de sciences sociales, après tout, il est de mon devoir de prendre position sur la question seulement après avoir objectivement pesé le pour et le contre. Depuis un certain temps déjà mon écriture oscillait entre inclusive et traditionnelle, je n’avais pas vraiment de « ligne éditorial » sur le sujet. Merci au département de me fournir l’occasion de me faire une tête sur le sujet.
Plaidoyer des opposants à l’ÉI
Les opposant·es avancent les éléments suivants, que je regroupe en catégories. (Les sources qui m’ont été fournies se trouvent à la fin du texte. Après consultation, j’ai fait quelques recherches complémentaires.)
Arguments linguistiques : Ces nouveautés ne respectent pas les règles morphologiques, sont incompatibles avec l’orthographe, sont instables et diversifiées. Il est vrai qu’il y a des approches en écriture inclusive qui peuvent, au premier abord, dérouter — comme toute nouveauté, il n’y a pas normes établies, institutionnalisées. En outre, pour certain·es opposant·es, ces manières d’écrire sont graphiquement laides ou lourdes. Il s’agit du point de vue de linguistes et de lettrés qui ne s’y connaissent pas nécessairement en sociolinguistique et en psycholinguistique.
(L’avis de l’Académie française ne vaut rien de plus que celle de la personne lambda : les intronisé·es du panthéon sont un peu comme des pilotes de formule 1 qui n’ont pas forcément la formation pour évaluer scientifiquement la mécanique sous le capot.)
Ces arguments sont pour moi peu convaincants : au fond, ce n’est pour ces personnes qu’une question d’habitude, elles sont réfractaires au changement (du moins, celui-ci) et confondent leur attachement à une forme de français, le bon usage selon Grevisse qu’elles ont peiné à apprendre, qu’elles aiment et qu’elles considèrent comme LA langue française, cristallisée ad vitam aeternam amen. Il leur faudrait lire un peu d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin pour se remettre en question.
Arguments pédagogiques : L’ÉI rend la lecture difficile et représente un handicap supplémentaire pour les individus qui ont déjà de la misère avec le français, entre autres ceuzes qui sont aux prises avec des problèmes de dyslexie, de dysorthographie, etc., ainsi que chez les apprenant·es du français langue seconde. C’est le point de vue de certains orthophonistes, pédagogues et professeurs de français, de littérature ou autre. À première vue, c’est un argument intéressant qui laisse penser qu’en incluant certain·es, on en exclut d’autres.
Or, ce raisonnement n’est pas complet : l’ÉI n’exclut pas les personnes qui ont des problèmes avec le français, elles sont déjà exclues par ceuzes qui font du bon usage un marqueur de différenciation sociale. Même si on élimine l’ÉI, elles ne seront pas plus incluses et le français ne sera pas plus facile à apprendre. Par ailleurs, cet argument ne semble pas suffisamment étayé par des études empiriques, il s’agit davantage, pour le moment, d’une hypothèse que d’un fait.
Les études tendent au contraire à démontrer que les lecteurs s’y habituent (voir Pozniak, Corbeau et Burnett, 2023; Liénardy, Tibblin, Gygax et Simon, 2023). Davantage de recherches seront nécessaires pour en arriver à des conclusions probantes, car ces celles indiquées portent sur la population en général, pas les personnes qui ont des difficultés ou les allophones.
Arguments historiques : Les grammairiens (ils ne s’agissaient que d’hommes) ont codifié la langue sous l’impulsion politique du cardinal de Richelieu lorsqu’il fonde l’Académie française au 17e siècle. Une approche en sociolinguistique a produit un certain nombre d’études qui démontrent une invisibilisation des femmes dans les choix opérés pour codifier la langue (pour un résumé, lire Lamarche, 2023). Ces études sont remises en question par d’autres chercheur·ses, entre autres Piron (2022) qui a m’a été soumise. À noter que cette étude ne réfute que deux analyses, soit « la question du e féminin en poésie au XVIe siècle et le féminin des noms de métiers au XVIIe siècle » et non toutes les études sur la masculinisation de la langue.
Mais admettons que ce soit vrai, qu’on n’ait pas sciemment invisibilisé les femmes dans ce processus : elles l’étaient de toute façon dans la culture de cette époque et ces préjugés se sont certainement incrustés dans les règles à l’insu des grammairiens. Reste qu’il est peu probable que les grammairiens n’aient pas été conscients de leurs préjugés qu’ils considéraient comme allant de soi : les femmes devaient être reléguées à l’univers domestique. Vous pourrez le constater en visionnant la conférence La faute de l’orthographe. Hoedt et Piron y expliquent, de manière magistrale et hilarante, pourquoi l’orthographe est si compliquée — inutilement, si ce n’est pour « distinguer les gens de lettres des ignorants et des simples femmes ».
Arguments idéologiques : L’ÉI est une forme de militance. Bein oui. Comme l’anti-ÉI d’ailleurs. Tout est politique, il n’y a rien de neutre sinon la science et la philosophie — et même là, on pourrait en débattre, comme le savent tous ceux qui sont familiers avec l’épistémologie. La production de connaissances est aussi, au moins en partie, le fruit de rapports de forces. Ce n’est donc pas un argument. Chacun choisit son camp.
Plaidoyer en faveur de l’ÉI
Il se trouve que les études empiriques tendent à donner raison aux partisan·es de l’ÉI. Visionnez ce reportage de Radio-Canada, La science derrière l’écriture inclusive, pour vous en donner une idée. Un des spécialistes interrogés est Gygax, une sommité sur le sujet, qui est coauteur d’une des recherches que j’ai indiquées auparavant.
L’idée centrale est que la forme masculine utilisée par défaut en français entretient des liens dans le cerveau avec les préjugés patriarcaux. Le mode opératoire du cerveau est de se reposer sur des préjugés afin d’accélérer le traitement de l’information. À noter que ce n’est pas nécessairement mauvais. Des préjugés peuvent être positifs, voire utiles, par exemple : dans des circonstances normales, nous jugeons à priori que les gens sont dignes de confiance lorsqu’on les rencontre pour la première fois. Ce préjugé est basé sur des millénaires d’expérience sociale qui laisse croire que c’est vrai la plupart du temps. Si nous n’agissions pas ainsi, si nous étions paranoïaques, les relations sociales seraient impossibles.
Le problème avec les préjugés patriarcaux en lien avec la langue, c’est qu’ils invisibilisent les femmes et les autres personnes qui ne se reconnaissent pas dans le modèle masculin, et que le genre masculin est survalorisé.
Le souhait des défenseur·ses de l’ÉI est que son utilisation participe à la reprogrammation des schèmes mentaux afin de visibiliser la diversité dans notre conception du monde.
J’ai tenté de trouver des recherches qui contredisent Gygax. Sans faire une thèse de doctorat sur le sujet, je n’ai trouvé que des conclusions qui nuancent ses propos. Entre autres, ce n’est pas certain que l’écriture inclusive change vraiment la conception lorsqu’elle est simplement neutre (Spinelli et coll., 2023). Gygax lui-même a participé à une étude qui montre que la visibilisation des femmes n’est pas automatique avec l’usage de l’ÉI, en effet, selon le contexte, la formulation et l’expérience des locuteurs, les effets peuvent varier, et parfois être faibles (Sato et coll., 2025).
Enfin, les opposant·es à l’ÉI dénoncent la campagne d’intimidation des défenseur·es de l’inclusion, comme quoi cela représente une forme de censure liée à la rectitude politique et que le militantisme est une forme de harcèlement psychologique.

S’il y a des cas avérés de militant·es qui exagèrent — le phénomène de la cancel culture existe, on ne peut le nier, mais il existe aussi à droite, j’en sais quelque chose — ce n’est pas le cas de la majorité des gens qui prônent l’inclusion, et ce n’est clairement pas le cas au département où on nous a simplement suggéré des comportements qui puissent contribuer à ce que les personnes marginalisées se sentent plus incluses.
Prendre part
Certaines personnes se sentent marginalisées à cause de leurs différences. Elles forment des communautés qui revendiquent simplement des changements — on pourrait dire des « accommodements raisonnables » si ce n’était pas en soi un terme polémique — afin qu’on reconnaisse leur dignité en tant qu’humains.
Ces demandes linguistiques ne résoudront pas à elles seules les problèmes d’invisibilisation et de discrimination, mais elles font partie d’un ensemble plus large de mesures qui doivent être prises — l’impératif ici dépend des valeurs auxquelles on adhère.
Est-ce que de ne pas utiliser l’ÉI signifie forcément être contre l’inclusion? Non, pas forcément : il y a plein de manières de se montrer inclusifs. Cependant, militer contre l’ÉI et ses utilisateur·ices me semble aller à l’encontre de l’inclusion.
Comme nos sociétés démocratiques sont basées sur des valeurs de liberté, d’égalité et de pluralité protégées par des chartes, je ne vois pas comment on peut considérer de telles demandes exagérées.
Surtout qu’elles n’enlèvent rien à la liberté des personnes issues de la majorité. Les gens qui veulent continuer de croire qu’il n’y a que deux genres peuvent le faire, se trouver un partenaire amoureux qui pense comme elleux, former des couples hétéros pour le meilleur et pour le pire jusqu’à ce que la mort les sépare.
Que certain·es militent pour plus d’inclusion par le biais de la langue n’enlève rien à leur propre quête du bonheur.
On ne leur demande même pas de comprendre ces gens trans ou queer ou autre, on leur demande simplement de les accepter en tant que personnes humaines.
Bref, c’est une tempête dans un verre d’eau parce que les opposant·es en font un enjeu national, alors qu’il y a tant de choses qui devraient soulever massivement notre indignation : les enfants gazaoui·es qui meurent sous les bombes israéliennes, les Ouïghours enfermé·es dans des camps de concentration chinois, les civil·es yéménites bouleversé·es par la guerre et, plus près de chez nous, le nombre d’itinérant·es en hausse et les autochtones qui n’ont pas accès à l’eau potable et à l’électricité…
Une langue ou des registres de langue?
En conclusion, je reviens sur un aspect fondamental de la capacité à communiquer. S’il y a une langue française au sens d’un système de règles servant à communiquer, il y a autant de variétés de français que de locuteur·ices. Être compétent sur le plan linguistique, ce n’est pas se cantonner au bon usage prescrit par l’Académie française, mais être capable de jouer avec divers registres de langue selon les occasions. Certain·es déplorent par exemple l’avilissement du français dans la communication par messagerie instantanée. Ce que ces personnes oublient ou ne savent pas, c’est qu’il n’est question que d’un registre parmi tant d’autres. Si les usagèr·es ne savent écrire et, plus largement, s’exprimer que dans un jargon propre à leur milieu, on pourra dire qu’ils sont linguistiquement pauvres. Or rien n’empêche que ces personnes puissent écrire de cette manière dans ce contexte précis et s’exprimer « correctement » dans d’autres circonstances. C’est cette maîtrise des différents registres qu’il faut encourager. Les usages varient dans l’espace-temps et selon les contextes. On peut être d’accord ou pas et tenter d’influencer le cours de l’histoire. L’évolution d’une langue est donc le fruit de rapports de force, c’est forcément politique : à chacun de choisir son camp selon ses valeurs. Ma prise de position : la science devrait servir de boussole, car les valeurs sont discutables à l’infini. Et la science dans le moment donne raison à l’usage de l’écriture inclusive.
Liste d’arguments en opposition
Voici les sources qui nous ont été soumises pour appuyer l’opposition :
L’écriture inclusive à l’épreuve de la linguistique
Une “écriture excluante” qui “s’impose par la propagande” : 32 linguistes listent les défauts de l’écriture inclusive
Pour un moratoire sur l’écriture inclusive au collégial
L’écriture dite inclusive peut-elle être une forme de harcèlement psychologique au travail ?
L’écriture dite inclusive n’a pas sa place dans nos institutions publiquesLe masculin polémique : contre-argumentaire historique sur le e féminin et les noms de métiers
